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NOS ÉVÉNEMENTS
MÊME SI LES STATUES MEURENT
commissariat : Elisabetta Pagella
Artistes présentés :
Emanuele Cantò, Omar Castillo Alfaro, Alessandro Di Lorenzo,
Maria Ludovica Gugliotta, Christian Offman et Sofía Salazar Rosales
Vernissage : samedi 12 avril, à partir de 18h00
Exposition : du 13 au 30 avril 2025
« Quand les hommes meurent, ils entrent dans l’Histoire ;
Quand les statues meurent, elles entrent dans l’art. »
Ce sont les premiers mots du film d’Alain Resnais et Chris Marker Les statues meurent aussi. En 1953, on demande aux deux réalisateurs de tourner un documentaire sur ce qu’on appelait alors
l’« art nègre ». Le court-métrage se concentre sur les créations des peuples africains prélevées par les colons français. « Le peuple des statues est mortel », car ces œuvres naissent avec une fonction sociale, culturelle et religieuse. Une fois décontextualisées et transportées à Paris, elles perdent leur sens. L’exploitation de l’esthétique exotique, simple démonstration de pouvoir, mène à ce qu’on appelle la « botanique de la mort ». Le colonisateur échappe à l’intention et à l’émotion contenues dans cet art ; il n’en garde qu’une vision « pittoresque » qui dissimule en réalité une culture profonde.
Omar Castillo Alfaro (1991, Tulancingo, Mexique) pose avec son travail des questions à réponses multiples, ouvertes à l’interprétation, afin de problématiser les conséquences des récits dominants par rapport aux savoirs ancestraux. Les techniques sacrées et artisanales – comme celles des Amantecas, une élite d’artistes aztèques qui travaillaient les plumes – s’opposent aux impositions des colons espagnols, qui en ont exploité le talent pour produire de petites icônes chrétiennes. L’œuvre présentée est un autel de plumes dédié à ces artistes ; notre divinité est le serpent à plumes Quetzalcoatl, désormais suspendu comme une carcasse dans une boucherie.
Le pacte entre l’homme et le monde, dont l’art était garant, est rompu. Le passé, transmis avec soin, est consumé par les conquérants. Il devient une « énigme absolue », détachée du monde sensible : aux besoins religieux se substituent les exigences commerciales. L’art devient un simple « artisanat indigène », vide de sens, menacé par la chaîne de montage fordienne. Pour Christian Offman (1993, Butare, Rwanda), les masques sont des références abstraites, des visages arrachés à un visage universel. Aujourd’hui, ce sont des barrières qui reviennent dans son œuvre : ces frontières qu’il a vues pendant des années devant les commissariats, en attente d’un permis, non plus pour cesser d’être étranger, mais pour devenir un citoyen – ce qu’il n’est toujours pas. Un chantier, délimité par un filet rouge, entre ce qui pourrait être et ce qui ne l’est pas encore – incertitude mêlée à l’espoir de l’inachevé. « Il y a des corps fatigués par le voyage qui cherchent à s’enraciner », affirme Sofía Salazar Rosales (1999, Quito, Équateur). Les objets du quotidien sont au centre de sa recherche car ils représentent des contextes liés aux déplacements humains et matériels. Ici, un « témoignage » : des restes de bananes mangées durant ses voyages, conservés par elle et ses parents. Ces fragments deviennent des marqueurs de temporalité vécue, figés dans la durabilité du matériau. Ses œuvres sont des espaces de réconciliation, un retour à une harmonie qu’on croyait perdue dans l’oubli.
La rupture avec les traditions ne s’est pas faite uniquement entre des pays colonisateurs et colonisés, mais aussi à l’intérieur des nations elles-mêmes. En Italie, au début des années 1970, Pier Paolo Pasolini constate une perte similaire de ces valeurs dites « réelles » :« Elles appartenaient aux cultures particulières et concrètes de l’Italie agricole et proto-industrielle. Mais une fois érigées en « valeurs » nationales, elles ne pouvaient que perdre toute réalité, et devenir un conformisme d’État atroce, stupide, répressif. »
Emanuele Cantò (1997, Pescara, Italie) nous montre une scène de vie domestique : l’été, des frères se rasent mutuellement la tête pour se rafraîchir avant d’aller à la mer. Des vidéos familiales, retravaillées, se fondent dans les vagues qui les attendent, dans un jeu de rites comparés. On rit, on mange, on s’embrasse, mais on ne voit pas très bien. Finalement, on se lave la tête. Les cheveux tombent comme les souvenirs. Aujourd’hui, on tente de se souvenir, de réparer les dommages, car on en ressent les effets. Mais ce monde d’avant est devenu un récit désorganisé et flou. Comme dans le syndrome du membre fantôme : on voit l’absence, mais on ressent une présence troublante.
Au sol, deux jougs de procession. Alessandro Di Lorenzo (1997, Bari, Italie) s’interroge sur les traditions populaires du sud de l’Italie, où le joug – utilisé autrefois pour atteler les bœufs – était enterré une fois sa « vie utile » terminée, comme un corps sans vie. Dans les processions, le joug permettait de porter les brancards des simulacres des saints, éléments symboliques des villes célébrant leurs fêtes. La graphite qui recouvre ces deux jougs devient allégorie matérielle de leur fonction, rendant un matériau non métallique conducteur. En face, un lituus utilisé par les augures romains et étrusques pour « découper le ciel » et en interpréter les signes. Regarder le passé pour prédire l’avenir : un geste désormais dialectique. Aujourd’hui, on prévoit l’avenir grâce aux données statistiques fiables – mais pas forcément écoutées.
Des petites souris courent, elles sortent, elles sortent, elles se hâtent. Elles rôdent autour de la mort, dont elles furent les vectrices dans l’histoire humaine. Mais aujourd’hui, c’est l’homme qui est là. Maria Ludovica Gugliotta (1997, Rome, Italie) nous laisse ce memento. Dans son travail autour des symbolismes du folklore, les souris représentent l’obscurité, la maladie, mais ici elles portent des petits chapeaux de fête, des selles d’apparat. Elles semblent dressées, mais elles nous échappent. Elles fuient l’homme mais cherchent la mort pour s’en nourrir. L’inactivité et le calme pourraient les faire revenir. Oui, les statues sont mortes.
Nous arrivons alors à ce « même si ». Les statues sont mortes, et il ne reste que des ruines dont on devine à peine la signification. Il vaut mieux ne pas essayer de les interpréter. « Le refus de comprendre plus que ce que ces pierres nous montrent est peut-être la seule manière de respecter leur secret ; tenter de deviner, c’est trahir le sens perdu. » Ainsi, ils ne devinent pas – comme Monsieur Palomar d’Italo Calvino face aux ruines de Tula. Ils respectent l’inconnaissable du passé. Ils le cherchent, car c’est de là qu’ils viennent.
Les six artistes exposés incarnent une recherche consciente de ce passé inaccessible. Ils en étudient les traces pour nourrir la conscience critique du présent. Leurs œuvres sont une concession offerte par la contemporanéité au deuil causé par le post-colonialisme et le conformisme. Il faut avoir connu la privation du passé pour pouvoir engager un dialogue capable d’élaborer l’avenir.